Origines, prémisses et contexte scientifique du programme

Le programme prolonge et développe le programme « Diglossie, traduction intralinguale, interprétation » du contrat 2019-2023. (Voir document bilan du programme.) Il en supprime toutefois le caractère transversal, se concentrant uniquement sur le domaine sinologique.

Il poursuit une réflexion engagée dans les travaux et les conférence EPHE 2018-2023 de Rainier Lanselle autour de la pièce L’Éventail aux fleurs de pêcher (Taohua shan) de Kong Shangren (1648-1718) et à propos de la diffusion du savoir sur l’histoire du déclin et de la chute des Ming dans les littératures vernaculaires du XVIIe siècle.

Il poursuit également les travaux de Marie Bizais-Lillig sur les pratiques exégétiques et le commentaire, notamment la rhétorique du commentaire et les paratextes (cf. le double atelier « Le commentaire : du texte au geste » organisé à l’Université de Strasbourg, décembre 2022 et mars 2023 avec le soutien du CRCAO (https://commentinasia.sciencesconf.org/)).

Projet et échéancier

Le programme vise à réexaminer la question du rapport entre texte et commentaire dans la Chine classique, prémoderne et moderne à la lumière des avancées récentes dans les domaines de la philologie, de l’histoire de la littérature, des études de la traduction et des humanités numériques.

L’étude du commentaire aux époques classique, prémoderne et moderne s’inscrit dans un questionnement plus général sur les moyens de circulation et de diffusion des savoirs. Les savoirs considérés sont ceux des lettrés, des textes littéraires et patrimoniaux, mais aussi des savoirs pratiques, y compris du quotidien, à l’exclusion des savoirs proprement scientifiques.

Les pratiques du commentaire reposent sur des formes de réappropriation des textes impliquant des stratégies d’élucidation ou d’approfondissement ; ils incluent des procédures de transformation, d’altération, de réécriture, ou encore de digression. Un acte d’apparence anodine tel que l’ajout d’une simple glose lexicale à un terme peut révéler des processus complexes de sélection, d’interprétation, voire de traduction, au sein de stratégies raisonnées et coordonnées. De telles procédures sont motivées par la nécessité de faire en sorte qu’un énoncé puisse continuer à fonctionner comme un ensemble sémiologiquement pertinent dans un nouveau contexte. Par nouveau contexte, nous entendons des types de situations variées, en vertu desquelles de tels ajouts paratextuels ont été jugés nécessaires. Leurs étiologies peuvent en être multiples et ne sont pas exclusives les unes des autres. Il peut s’agir, dans une optique temporelle, de redonner une actualité à un texte qui a perdu de sa lisibilité en raison de l’évolution même de la langue. Il faut alors redonner voix à une parole qui est en train de se perdre. Il peut s’agir de mettre en jeu diverses modalités de réaménagement d’un héritage, tels que le fait d’ouvrir un sens jugé ésotérique, celui de « retourner » à un sens jugé plus « authentique », celui d’établir et de diffuser des canons. Des situations où des fonds dogmatiques concurrents sont venus bousculer un discours peuvent être des facteurs causatifs d’un tel besoin de relocalisation (p. ex. l’effet de l’influence du bouddhisme). Il peut s’agir de restructurer le savoir pour répondre à de nouvelles finalités épistémologiques ou pratiques, voire politiques. C’est le cas par exemple de la mise à jour des Classiques pour correspondre aux exigences du système des examens officiels des lettrés-fonctionnaires. Il peut s’agir encore de répondre à des évolutions de nature sociale, quand il est question de permettre un accès aux textes à de nouveaux publics. Les réécritures de récits, par exemple historiques, du registre classique vers le registre vernaculaire via ce qu’il est convenu d’appeler la traduction intralinguale peuvent être considérés comme des formes de commentaires et de remaniement des sources. Dans tous les cas, et l’on pourrait multiplier les exemples de situations où de tels processus interviennent, il s’agit d’ouvrir ou de ré-ouvrir un texte ou groupement de textes donnés à une nouvelle contextualité, de relancer leur intelligibilité en fonction d’attentes changeantes, de les faire parler autrement. Il s’agit aussi, à travers ces transformations, de maintenir active la visée de transmission de savoirs.

Aux différents modes d’interaction avec le texte commenté qui caractérisent les commentaires s’ajoutent des stratégies rhétoriques variées qui se traduisent par des organisations du texte même du commentaire, qui peuvent être très diverses. Par exemple la procédure de sélection de ce qui est commenté conduit souvent à une reprise verbatim associée à une glose. Le texte source se trouve par suite segmenté en unités lexicales, affectant le continuum syntaxique qu’il constituait avant l’intervention du commentateur. La glose est explicative même quand elle paraît paraphrastique, consistant en juxtapositions de lexèmes présentés comme des équivalents d’éléments tirés du texte principal. De telles gloses suggèrent que la langue d’un texte donné nécessite une médiation. Le commentaire est le porteur de cette médiation, qui traduit les éléments du texte source jugés obscurs pour le lecteur visé. Des références extérieures y sont parfois convoquées, que le commentaire cherche à asseoir son autorité via des textes allogènes, ou bien qu’il vise à orienter la lecture dans un cadre intellectuel ou philosophique donné par exemple. L’usage de la citation au sein du commentaire constitue un champ d’exploration particulièrement riche, qui contribue à ce pas de côté auquel oblige le commentaire. À l’inverse, l’explication de texte peut aussi s’imposer dans une forme de remplacement du texte original. Elle peut alors procéder d’une forme de réécriture du texte source par emprunt d’éléments linguistiques tirés du texte source et de textes allogènes. Que le commentaire use de dispositifs savants ou de stratégies plus ouvertes, il est traversé d’une visée pédagogique : il s’agit de donner accès aux savoirs des textes ou de faciliter leur lecture. Dans cette perspective, la traduction intersémiotique (d’un poème, voire d’un texte narratif, par une peinture par exemple) relève de la pratique commentariale.

Un autre domaine d’importance concerne les pratiques de transformation et de manipulation linguistiques. De la paraphrase au commentaire, de la rédaction de glossaires à des opérations plus ou moins systématiques de réécriture, la langue et ses différents registres sont toujours impliqués comme un facteur central de toute entreprise de réaménagement textuel. Par différents registres, nous entendons des réalités aussi bien stylistiques qu’esthétiques. Ils peuvent concerner des pratiques de genre-hopping et aller jusqu’à la prise en compte des niveaux de langue ou des situations de di- ou de pluriglossie. L’accès aux dialectes, la diffusions de normes langagières, des objectifs de standardisation, peuvent faire partie des enjeux présents ou sous-jacents lorsqu’il est question de commenter un texte. Un riche corpus de littérature secondaire, représenté dans un large éventail de genres et de formats textuels, a été produit à cet égard, répondant à des approches « savantes » ou « populaires » de partage et de diffusion des connaissances. La recherche de l’intelligibilité des textes n’exclut pas par ailleurs la culture d’une certaine opacité de la langue, qui conserve une pertinence dans de nombreuses situations (par exemple dans la présence de formes classiques dans la langue standard). Les notions de discours vulgarisateur, de recherche d’une plus grande transparence de la langue, d’intelligibilité textuelle restent des objectifs sous-jacents, même si elles donnent lieu à des traitements contrastés.

En définitive des visées de remaniement et d’archivage du savoir sont des facteurs fondamentaux de toute pratique du commentaire ; c’est pourquoi le programme, qui se donne pour ambition d’étudier le détail de telles pratiques, possède aussi des finalités épistémologiques. Afin d’explorer les commentaires dans leur diversité et dans leurs rapports complexes aux textes commentés, les méthodes et outils développés au sein des humanités numériques au cours des dernières décennies constitueront un levier précieux. C’est le cas par exemple quand il s’agit d’analyser les transformations linguistiques, d’identifier et de situer les reprises verbatim, les citations ou les segments de textes similaires à travers des corpus larges. Ils peuvent aussi servir à identifier et dénombrer les sources des savoirs versés dans les commentaires.

Les domaines concernés par le programme sont potentiellement multiples. Ils seront déclinés en trois volets thématiques d’un an et demi chacun environ :

  • VOLET 1 : L’outil commentarial : diversité des formes et des pratiques, perspective diachronique
    • Méthodes, formes et typologies du commentaire.
    • Formation et pratique des paratextes, ainsi que les terminologies afférentes (préfaces, commentaires inclus dans le texte tels que commentaires de sections, de chapitres, interlinéaires, insérés, marginaux, poèmes critiques, colophons…).
    • Modes de transmission textuelle y compris les pratiques de diffusion telles que des entreprises éditoriales, manuscrites ou imprimées, ou encore les évolutions ou phylogenèses de versions différentes d’un même texte.

Ce premier volet s’appuiera sur les approches théoriques et analytiques, sur les outils sémiotiques relatifs à l’étude des textes et contextes littéraires, de leurs agents et de leurs pratiques.

  • VOLET 2 : Approche discursive des commentaires
    • Stratégies discursives et pratiques textuelles liées aux notions de langue « simple » ou « élaborée » (p. ex. langue littéraire simple ; ornementation ; langue littéraire populaire ; notions telles que su 俗, wen 文, ya 雅, qianetc).
    • Citations, références, reformulations.
    • Questions de lectorat et d’adaptation des textes à des publics ciblés.
    • Pratiques de traduction intralinguale impliquant différents registres linguistiques du chinois (langue classique et langue vernaculaire dans leurs diverses formes), pratiques de réécriture, ou de traduction intersémiotique.

Ce deuxième volet explorera les moyens discursifs développés dans la pratique commentariale. Il tiendra compte notamment des possibilités qu’offrent les outils numériques (programmes, sites, bases de données conceptuelles et bases de données textuelles) pour explorer les phénomènes de citation, référencement, reprises verbatim et reformulations.

  • VOLET 3 : Les commentaires comme lieux de savoirs
    • Diverses formes de pédagogie du bien-lire ou du bien-écrire (y compris à travers des encyclopédies populaires, des manuels de formation aux concours, des listes de livres exemplaires…).
    • Formes de diffusion des connaissances sur la langue, telles que les manières de diffuser l’accès à la langue classique dans les milieux non lettrés, ou, à l’inverse, la réponse au besoin de valorisation des genres non classiques.
    • Émergence d’une culture et de savoirs partagés par effet de l’influence des pratiques commentariales, y compris à travers des différenciations entre champs de savoirs ou disciplines, et en tenant compte de leurs variations diachroniques.
    • Questions de modèle, d’exemplarité morale, de corpus éthique, de statut éthique des différents genres littéraires.

Ce troisième volet s’appuiera tout particulièrement sur les apports de l’anthropologie historique des savoirs.

 

Au cours des années récentes, si l’étude des textes littéraires et de l’histoire de la littérature a fortement progressé, avec la découverte ou la prise en compte de nouveaux textes, les études thématiques ou les études de genre, la lecture des textes à la lumière des commentaires des époques classique, prémoderne et moderne a été quelque peu délaissée, ce qui a contribué à une certaine décontextualisation et à certaines insuffisances dans la prise en compte des points de vue historiques relatifs aux textes et aux savoirs dont ils étaient les vecteurs.  Le programme vise à redonner toute sa place à une lecture historique des textes, en particulier littéraires, en se donnant les moyens de restituer la question de leur réception dans le contexte du lectorat et des pratiques de la Chine classique et prémoderne. L’objectif est donc moins d’essentialiser le commentaire comme notion, que d’étudier dans leur variété les modes de lecture des textes dont les commentaires sont des témoins et qu’ils ont contribué à façonner et à asseoir dans la durée.

 

Indications sur les réalisations concrètes

  • Trois sessions de quatre heures chaque année : lecture d’un texte associé à un ou plusieurs commentaires. Ces sessions réuniront les participants au programme et seront ouvertes à des étudiants en master et en doctorat.
  • Trois workshops (organisés autour de chaque volet) : événement en ligne (dans une optique éco-responsable), avec appel ouvert à contributions, soumission d’articles préalable aux séances de travail, séances l’après-midi pour garantir une plus grande ouverture internationale, et suivi d’un projet de publication. Visibilité assurée par l’ouverture de sites web sciencesconf.org dédiés.
  • Un carnet Hypothèses pour réunir la documentation et le fil de réflexion produits dans le cadre du programme.
  • Une formation de type ANF (action nationale de formation) visant la prise en main d’outils informatiques pour l’exploration et la comparaison de corpus et une réflexion sur les apports et les précautions à prendre dans le champ des humanités numériques.
  • Publication de volumes thématiques proposés pour la collection « Rencontres » de la série Civilisations de l’Asie orientales, OpenEdition Institut des civilisations du Collège de France : les contributions seront issues des activités des workshops et seront soumises à une évaluation rigoureuse par les pairs pour garantir la qualité scientifique des volumes.

Partager

Participants

Responsables

Rainier Lanselle (École Pratique des Hautes Études)
Marie Bizais-Lillig (Université de Strasbourg)

Membres CRCAO

Membres titulaires
Rainier Lanselle (École Pratique des Hautes Études)
Alexis Lycas (École Pratique des Hautes Études)
Daniel Patrick Morgan (CNRS)

Membres associés
Marie Bizais-Lillig (Université de Strasbourg)
Vincent Durand-Dastès (Inalco)
Pablo Blitstein (École des hautes études en sciences sociales)
Valérie Lavoix (Inalco)

Participants hors laboratoire

Mårten Söderblom Saarela (Academia Sinica, Taipei)
Maria Franca Sibau (Emory University)
Roland Altenburger (Julius-Maximilians-Universität Würzburg)
Michael Schimmelpfennig (Australian National University)
John Phan (Université de Columbia)
Cédric Laurent (Université Rennes 2)